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Utopiales 2017 – 2ème journée : Les temps du jeu vidéo

Quand le jeu vidéo joue avec notre temps était donc l’intitulé de cette conférence qui accueillait Fibre Tigre –Out there et Out there chronicles, d’ailleurs en démonstration durant la semaine-, Jehanne Rousseau du studio Spiders, Dave-David Calvo -qui a écrit Toxoplasma entre autres- et William David de Swing Swing Submarine.

Le contenu de cette conférence était assez varié, on refit rapidement un point sur le temps de la création, on évoqua des expériences de jeu marquantes par leur aspect chronophage et on en vint à la façon dont les jeux géraient leur temporalité. Mine de rien, il y avait beaucoup à dire.

Le temps des concepteurs
Puisque tous les intervenants étaient des professionnels du jeu, chacun put partager son expérience quant à la façon de gérer la phase de conception, qui était aussi vue comme un temps de gestation, en quelques sortes.

Il est ainsi conseillé de garder du temps pour soi, afin de s’imprégner d’expériences et d’inspirations extérieures qui pourront nourrir le concept de jeu. C’est en effet connu que le jeu vidéo est un média qui s’est construit en empruntant beaucoup à ses prédécesseurs et qu’une musique, une réplique de film ou une ligne d’un livre peut suffire à imaginer un élément de jeu.

Inutile aussi de garder la tête enfouie dans un seul et même projet, il est en fait plus sain de partager son temps entre plusieurs créations. Cela afin de prendre du recul sur chacune, de s’en reposer un peu et de ne pas enfermer son esprit dans un même schéma trop longtemps. Personnellement je jongle entre deux projets de création de jeu et quelques exutoires créatifs et je dois dire qu’un peu de distance permet effectivement des réflexions plus pertinentes après coup.

Le temps des joueurs
En tant que joueurs maintenant, les invités évoquèrent leurs expériences sur des jeux particulièrement chronophages, visant en particulier les MMO mais aussi des jeux de stratégie comme Civilization. Un coup d’œil à la librairie Steam de mes amis me fait dire que Europa Universalis tient aussi une bonne place au tableau. Difficile d’expliquer comment on peut perdre ainsi la notion du temps devant un jeu, mais avec une analyse rapide en amateur, je dirais que cela arrive quand l’expérience de jeu conserve une dynamique soutenue tout au long de la partie. Quand on n’arrive plus à définir une action prioritaire par rapport aux autres et que chaque mission paraît aussi importante que la précédente, on ne sait plus quand prendre de pause et donc on se lance indéfiniment dans l’aventure.

Je me souviens que ça m’est arrivé quand je jouais à Final Fantasy XIV et que j’ai voulu m’enfiler tout l’arc scénaristique de ma classe d’un seul coup. A 6h du matin, ça ne me paraissait toujours pas indigeste.

Petite mise en garde toutefois vis à vis de certains jeux, ou disons une certaine catégorie de jeux. Ou disons le carrément, les free-to-play.

On entend parfois dire que le jeu vidéo est un média encore jeune et que ses codes ne sont pas tout à fait matures. C’est de plus en plus faux dans la mesure où ces codes ont été suffisamment étudiés pour qu’on puisse en tirer quelques mécaniques malsaines. Provoquer l’addiction chez les joueurs, dans le pur style béhavioriste* est ainsi un écueil que l’on retrouve facilement sur les jeux en ligne et mobile.

Et en attendant que les législations poussent ces jeux -comme ils ont poussé par exemple les casinos- à prendre leurs responsabilités vis à vis des joueurs, ce sont ces derniers qui doivent se méfier. Je pourrais sans doute en parler plus longtemps, puisque ça été le sujet de mon mémoire d’études.

Le temps de la narration
Pour en revenir à des points plus techniques et moins éthiques, le sujet suivant portait sur le déroulement de la narration dans les jeux vidéo. En effet, si le joueur doit rester le moteur de l’histoire, celle-ci doit-elle pour autant se mettre en pause en l’attendant ?

Cette question du temps continu ou du temps suspendu ne se pose plus vraiment dans l’industrie du jeu vidéo, puisque toutes les productions ou presque choisissent la seconde alternative. On se retrouve donc avec un décalage assez singulier, surtout lorsque le scénario cherche à provoquer une urgence narrative. Il vous alerte par exemple d’une fin du monde imminente, pendant que vous faites les courses pour le voisinage au cours de quêtes secondaires. Farcry pousse la chose même plus loin, puisque s’il reste trop longtemps sans toucher la manette, le joueur provoque un arrêt du temps dans le jeu, aussi simple que cela.

Daggerfall de la série The Elder Scrolls, avait en son temps pris le parti inverse pour une plus grande immersion. Les événements manqués avaient alors des conséquences auxquelles le joueur devait faire face pour la suite de l’aventure. On y perdait les mises en scène cinématographiques dont l’industrie est friande aujourd’hui, mais on y gagnait un univers plus organique, plus intéressant à appréhender. Enfin je suppose. J’avais quatre ans à l’époque.

Ha, et il semblerait que la narration soit censée suivre un rythme qui fluctue en intensité, laissant des zones de calme pour mieux capter l’attention en repartant crescendo. Je ne m’explique donc toujours pas comment j’ai pu me laisser ainsi balader en Eorzéa ou sur Azeroth sans que moi ou mon personnage trouvions un moment de repos.

Les mécaniques de temps
Plus technique encore, la façon dont est géré le temps de la partie par les mécaniques de jeu. Fibre Tigre nous parlait alors d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, puisque la sauvegarde n’existait pas. D’après son témoignage, le concept est arrivé en faisant de grandes vagues et était considéré aux premiers instants comme une facilité excessive, presque de la triche. La possibilité de revenir à un point choisi du jeu, de poser son check-point, c’était quelque part perdre l’enjeu de la partie : on ne prenait plus de risque à avancer. Aujourd’hui, les jeux sauvegardent automatiquement à chaque étape plus ou moins importante de la partie, gâchant même les apparitions « surprises » des boss. Mais considérant l’usage démesuré du mode online, ce n’est peut-être pas plus mal. Surtout en zone rurale.

Tout de même, des jeux sans sauvegarde… J’ai entendu parler de cette époque. C’était un temps où, dans les salles d’arcade, il fallait faire l’offrande d’une pièce pour obtenir le droit de recommencer un jeu à zéro. A l’époque, ce qui passait pour une sauvegarde, c’était des mots de passe que le jeu donnait à la fin d’un niveau, et qu’il fallait noter pour y revenir. Évidemment, quand on était nul, on pouvait toujours obtenir ces mots de passe dans des magazines spécialisés ou les négocier dans la cour de récré. Je ne connais pas le cours exact d’une soluce de jeu dans les années 90 ni son coût moyen en billes/pogs/cartes pokemon/goûter. Je n’étais pas si mauvais que ça.

Un autre concept qui affecte la temporalité des jeux, est le tour par tour des RPG, mais aussi de certains jeux de stratégie. Cette mécanique amène des enjeux très différents aux parties, puisque ce n’est pas l’adresse ou la réactivité du joueur qui sont mises à l’épreuve, mais sa capacité à prendre les bonnes décisions, avant et pendant la bataille. Ici, on est clairement dans du temps suspendu puisque les protagonistes et leurs ennemis peuvent se regarder dans le blanc des yeux pendant des heures avant que le combat avance d’un pouce.

Enfin, plus récemment les jeux connurent l’essor du QTE, cette sorte de cinématique interactive où des scènes sont diffusées au ralenti afin que le joueur ait l’occasion d’appuyer sur une touche pour avancer. Cette mécanique fut usée parfois à outrances dans les grosses productions, mais je ne sais pas si depuis les concepteurs ont décidé de calmer le jeu.

Le temps des responsabilités
La conclusion de cette conférence revenait vers l’un des concepts abordés plus haut qui était celui des jeux volontairement addictifs. Les intervenants se sont ainsi accordés sur le fait que le jeu vidéo évoluait -et devait évoluer- et que donc les concepteurs devaient accorder leurs responsabilités en conséquence.

On prenait pour exemple la question du retour du joueur. Cette question, c’est à la fois se demander comment faire pour replonger le joueur dans les mécaniques de jeu après qu’il se soit absenté plus ou moins longtemps, mais aussi comment faire en sorte qu’il pense au jeu en dehors de son temps de partie. Évidemment, pour les jeux qui dépendent de l’addiction qu’ils peuvent provoquer, c’est le deuxième aspect qui importe le plus. Et plusieurs mécaniques existent d’ores et déjà pour aller dans ce sens : gratifications planifiées et régulières, rappels des joueurs absents, calendrier d’événements…

Ainsi, mieux comprendre la façon dont les joueurs appréhendent un jeu est important, mais ce qui l’est plus encore, c’est de ne pas utiliser cette compréhension pour les manipuler.

Malheureusement, les arguments de vente ont toujours un grand poids dans la conception de jeu. Ainsi la tendance actuelle du streaming, en majorité sur Twitch a désormais un impact sur la narration. Les productions actuelles cherchent alors à s’adapter à ce format et prennent donc en compte de nouveaux paramètres, tels que l’intérêt d’une audience, la capacité du joueur à commenter ses actions, etc.

Personnellement, je m’interroge un peu sur la capacité du jeu vidéo à réellement arriver à maturité et à se forger ses propres valeurs. Ce média relativement jeune est né dans un monde qui change très vite et est donc lui-même en perpétuelle mutation, des mutations qui sont plus souvent motivées par l’argument mercantile que par des contextes historiques ou sociaux -comme en a connu le cinéma par exemple. Et je ne compte même pas les communautés de joueurs qui sont réfractaires à l’idée que les jeux leur offrent autre chose que du divertissement. Dans ces conditions, difficile d’en analyser les tendances et d’en fixer les codes ou d’en tenir une chronologie autre que technique.

*Le béhaviorisme est la science du comportement, elle permet d’en comprendre les mécanismes et est particulièrement utilisée en marketing pour diriger les consommateurs.

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Utopiales 2017 – 1ère journée : Le temps dans des cases

Pour cette conférence nommée Le temps en BD étaient reçus Valérie Mangin et Denis Bajram qui ont travaillé ensemble sur la bande dessinée Abyme, une œuvre qui parle bien entendu de mise en abîme. On pourra pas faire plus explicite. Avec eux, on comptait aussi Grégory Panaccione et Giorgo Albertini qui ont tous deux travaillé sur Chronosquad et Yoann à qui l’on doit les aventures du Marsupilami.

Les intervenants firent une rapide entrée en matière en évoquant la BD L’Art Invisible de Scott McCloud. C’est qu’il est difficile d’aborder le sujet du temps dans la bande dessinée sans parler de cette œuvre qui en fait à la fois la théorie et la démonstration. A dire vrai, la conférence aurait pu se résumer à une heure de lecture de cette BD, mais je suppose que dans ce cas on aurait invité Scott McCloud tout seul et ce n’était pas vraiment le but.

Cette conférence fut riche en expériences, illustrées au projecteur par des extraits de travaux des intervenants et d’autres artistes. On put ainsi observer un exemple de temporalité étalée sur un décor, là où un personnage était vu au départ d’un chemin qui se déroulait sur toute la page jusqu’à la destination finale. Le voyage, seulement commencé par le protagoniste est ainsi laissé au regard du lecteur qui cheminera le long du sentier.

Une case d’un album de Tintin nous montrait aussi la décomposition d’un mouvement répartie sur différents personnages. En l’occurrence il s’agissait du mouvement d’attaque de plusieurs soldats semblables en apparence et en uniforme, qui avançaient chacun d’une étape : l’un armait, le second se levait, le troisième tirait et le quatrième allait en avant.

Il était difficile d’être exhaustif car selon que l’on se trouve dans une même image, que l’on passe d’une case à une autre ou d’une page à la suivante, les possibilités de mesure du temps sont différentes. Parmi les exemples proposés, on pouvait voir la courbe d’un soleil étalée sur toute une page, mais découpée en une succession de cases, chacune montrant la position des personnages alors qu’ils approchaient de l’astre.

Il est important de hiérarchiser les éléments d’une bande dessinée, en comptant par exemple le fait que les plus grandes cases tiennent lieu d’ancres temporelles. Au sein d’une case, la position des bulles pour un dialogue donne par exemple du rythme à la conversation. Ainsi, des bulles qui s’empilent dans une case haute et étroite forment un dialogue aux répliques qui s’enchainent, alors que les personnages se répondent du tac au tac ou empiètent l’un sur la parole de l’autre.

D’autres détails peuvent influencer la perception du temps par le lecteur. Le dessin du trait peut ainsi donner de la vitesse ou de la dynamique à la scène. La densité du texte dans une case peut prolonger le temps de lecture et donc rallonger les événements présentés.

A un point de l’heure, il fut utile de préciser que ces « règles » étaient principalement admises en occident. D’autres cultures fonctionnaient selon d’autres codes, comme les manga qui se lisent de droite à gauche d’une part, mais dont les dialogues se lisent en plus de haut en bas.

Enfin, la conférence se conclut sur la question de savoir si les créateurs n’étaient pas trop frustrés par la démesure entre le temps de réalisation d’une BD et le temps de sa lecture. Mais les intervenants n’en étaient pas inquiétés, car d’après eux une bande dessinée connait toujours plusieurs lectures. Il y avait ainsi d’abord la lecture du texte, aussi rapide que s’enchainent les dialogues, puis des lectures successives où le lecteur s’attarde sur les images. Et pour chacune de ses relectures, la vision de la bande dessinée s’affine et se précise pour en saisir les moindres détails.

En un sens, la BD c’est un peu comme un film qu’il n’est pas bizarre de mettre en pause ou de rembobiner régulièrement pour en décrypter les images.

Utopiales 2017 – 1ère journée : Jouer avec le temps

Cette conférence intitulée Univers intemporels était tenue par trois passionnés de jeux de rôle venus partager leur vision de ce loisir. On comptait donc Julien Pouard des Voix d’Altaride, Romain McKilleron tenant le site experiencejdr.fr et Manuel Bedouet du podcast Ludologies. Tous trois étaient présents afin d’offrir aux Maîtres du jeu des astuces pour aborder des concepts complexes et délicats à mettre en scène, comme les voyages dans l’espace et le temps.

Notez pour la suite que tous les jeux de rôle évoqués ici peuvent être retrouvés sur les podcasts et sites des intervenants, mais aussi sur le site du Guide du Rôliste Galactique, legrog.org

Multivers
Ce n’est déjà pas toujours facile de donner vie à un univers en jeu de rôle, alors imaginez gérer deux univers parallèles… Les voyages d’un univers à un autre sont justement utilisés pour déstabiliser les joueurs, leur faire perdre leurs repères, plus encore si les acquis comme la magie ou la technologie se trouvent chamboulés. Mais c’est aussi un bon moyen d’enrichir l’expérience de jeu, en offrant de nouveaux lieux à visiter et de nouvelles règles à appréhender. Pas forcément des règles de jeu, d’ailleurs. Des codes de société nouveaux ou des lois de la physique différentes peuvent être intéressants à expérimenter.

Plusieurs jeux de rôle jonglent avec ce concept, chacun à sa manière. Mega propose d’incarner des messagers galactiques (dont la juridiction s’étend en fait au multivers) qui transfèrent leurs esprits vers des hôtes afin de voyager entre les mondes, voire dans des univers parallèles. Les héros de The Strange emploient un procédé similaire, puisque pour chaque univers parallèle qu’ils visitent, ils adoptent une apparence adaptée.

Ce que l’on distingue dans ces deux exemples, c’est que le multivers est une toile de fond, un contexte pour les aventures des personnages dont l’adaptation à l’environnement étranger se fait automatiquement.

A l’inverse, les héros de Torg verront leurs pouvoirs et leurs capacités affectés par l’univers qu’ils visitent, puisque certains sont imperméables à la magie ou à certaines technologies (ou n’ont tout simplement pas de couverture réseau).

Ambre propose une approche plus créative sur le thème, puisque les joueurs sont impliqués dans la construction et le déroulement de ces univers parallèles. Ainsi, lorsqu’ils visitent l’un de ces lieux, ils peuvent en déclarer les règles et le Maître du jeu se chargera de la résolution des actions selon celles-ci.

Téléportation et assimilés
La téléportation, ou le déplacement d’un point A à un B en un temps perçu comme instantané est une mécanique redondante des jeux de rôle, que l’on retrouve parfois comme pouvoir et souvent comme astuce narrative.

Ainsi un voyage, s’il n’apporte rien à l’histoire, peut être compressé par une ellipse, à la façon des déplacements rapides de certains RPG. Rêves de Dragon a pris le parti d’intégrer cette compression du temps à son univers, puisque les moments dits « de vide » se perdent dans le « Gris-rêve ».

Autre procédé assimilable à la téléportation : Les personnages passaient une bonne et banale journée, puis se réveillent soudain dans un endroit inconnu, frappés d’amnésie. Pour les personnages comme pour les joueurs, cette introduction in media res est facilement perçue comme un déplacement instantané.

La téléportation en tant que pouvoir, individuelle ou par portail, est délicate à intégrer dans les règles puisque son utilisation par les joueurs peut se révéler imprévisible, voire dangereuse pour le scénario. Il convient donc de lui donner des limitations d’usage, des coûts d’utilisation significatifs. Certains préfèreront cantonner son usage aux Maîtres du jeu, alors que d’autres sont partisans de laisser les joueurs expérimenter le concept et d’en dicter les conséquences.

Temps
Le temps, qui nous échappe et qu’on peine à saisir dans la vraie vie, se montre bien plus malléable une fois entre les mains d’auteurs. On peut le prendre à rebours (à la manière du film Memento), le faire boucler(Un jour sans fin), l’étendre ou le comprimer. Plusieurs jeux de rôle permettent d’expérimenter avec ce temps délinéarisé. On peut compter ainsi Fiasco, qui embarque les personnages dans des désastres abracadabrantesques ou Microscope qui joue sur l’échelle d’une frise chronologique et la possibilité de dessiner de grandes périodes et détailler certains événements.

Dans le jeu de rôle, on distingue tout de même deux tendances majeures dans ces manipulations temporelles : aller de l’avant dans des « flashforward » et revenir en arrière au cours de « flashback ».

Ce dernier procédé reste plutôt bien intégré et est utilisé en diverses occasions, souvent pour enrichir l’expérience des joueurs ou les faire réagir à un déroulé d’événements. Ainsi dans Odyssea, jeu dans lequel les personnages devront sacrifier une personne pour avancer d’une île à une autre, flashback et flashforward sont employés pour susciter l’empathie vis à vis du sacrifié. Les flashback permettent aussi d’étoffer le passé d’un personnage, ou de raffermir les liens entre plusieurs d’entre eux. En ce sens, il est toujours préférable que les joueurs participent à son déroulement, plutôt que de laisser le Maître du jeu le résumer. Par exemple, le jeu Scion plonge parfois les joueurs dans des flashback qui auront un impact sur le futur de la campagne.

Blades in the dark intègre directement les flashback à ses mécaniques de jeu. Ainsi -à la manière de Ocean’s eleven et ses suites- les joueurs pourront amener des éléments de leur plan dans la partie pour se sortir de leurs mauvais pas. Le déroulé du plan se construit ainsi en même temps que son exécution, à mesure que les personnages en amènent les ficelles.

Les flashforward quant à eux, sont plus délicats à introduire. Notamment parce qu’ils imposent un futur, donc une limitation, dans une histoire en construction. Ce sont généralement les prophéties, et autres promesses d’événements dramatiques, que l’on va amener les joueurs à provoquer alors qu’ils tentent de l’éviter.

Considérant l’aspect très malléable de la narration dans les jeux de rôle, il faudra parfois se résoudre à ce que les prophéties admettent une marge d’erreur, d’où l’intérêt de les rendre sibyllines. Il est aussi possible pour les préserver de les situer hors de la zone d’influence des joueurs, c’est à dire en un temps d’après la partie de jeu.

Dans une autre mesure, on peut utiliser les flashforward afin de présenter aux joueurs plusieurs issues à un choix et leur permettre d’en sélectionner une. Mais cet effort est rarement nécessaire pour les Maîtres du jeu car, d’expérience, les joueurs auront tendance à produire eux-mêmes les hypothèses les plus absurdes, parfois allant très loin, à chaque choix qui s’offre à eux.

Peu importe le procédé, la manipulation du temps dans le jeu de rôle peut à divers degrés introduire l’étrange dans la partie de jeu, lorsqu’elle devient le cœur de l’intrigue ou qu’à l’inverse elle vient la perturber par petites touches.

Temps du rêve
Le temps du rêve est un temps dont la mesure a été perdue et ne correspond plus au temps de la réalité. C’est un temps hors du temps, utilisé généralement pour la compression ou au contraire l’allongement des événements.

Il est au cœur du jeu Rêve de Dragon, évoqué plus haut, et participe à la destructuration du réel qui vient déstabiliser le joueur. On le retrouve dans Hystoire de fous, où la mesure du temps est chamboulée par les épisodes psychotiques que vivent les personnages.

Le jeu Changelins combine ce temps du rêve et le principe du multivers en plaçant les joueurs comme prisonniers d’un espace parallèle où le temps s’écoule différemment. Ainsi, le rêve ne devient pas qu’un espace échappant aux conséquences du passage du temps. Dans un endroit où l’on peut perdre dix ans de vie en une heure de notre réalité -ou vice versa- s’échapper devient un enjeu important. Les joueurs, lorsqu’ils choisissent de visiter à nouveau cette dimension, devront donc bien calculer la durée que leur séjour représente dans leur monde.

La liberté de l’auteur au service du jeu
La grande souplesse du format jeu de rôle permet aux Maîtres du jeu et aux joueurs d’appréhender tous ces concepts à divers degrés. Ils peuvent être utilisés comme toile de fond ou comme contexte au travers duquel les joueurs évolueront. Ils peuvent faire partie intégrante des mécaniques de jeu et entrer dans la réflexion des joueurs ou au contraire être utilisés comme astuce afin de fluidifier la narration.

Mais ce qui peut donner les résultats les plus surprenants, et donc les plus intéressants, c’est lorsque ces concepts sont mis entre les mains de joueurs désireux d’expérimenter. Cela peut néanmoins demander une certaine gymnastique mentale de la part du Maître du jeu.

Utopiales 2017 – 1ère journée : Création de jeu

Pour cette deuxième conférence, l’intitulé était : Le temps de la création, et nous avons donc pu bénéficier de l’expérience de plusieurs professionnels du jeu vidéo qui sont : William David de Swing Swing Submarine, Vanessa Desbiens de Bishop Games et Michael Pieffert du studio Mi-clos. A noter que cette conférence était interactive, c’est à dire que le public pouvait lancer ses questions tout du long et pas seulement à la fin. Je me suis personnellement abstenu, trop occupé avec mes notes. Parler ou écrire, il faut choisir.

En temps et en heure
La première question, sans doute pour coller avec le thème de la semaine, portait sur le temps moyen que pouvaient prendre la conception et la production d’un jeu vidéo. Comme on pouvait s’y attendre la réponse était de l’ordre de « ça dépend ». C’est vrai que on ne fait pas un jeu indé comme on fait un triple A, et qu’un jeu solo ne demande pas le même investissement en temps et en efforts qu’un MMO.

Le temps de la production toutefois, est fragmenté de la même façon pour la plupart des studios, à peu de choses près.

Il y a d’abord la Pré-production, le temps d’avant le jeu, où les game designers vont lancer, modeler, jeter et relancer des concepts de jeu jusqu’à en poser un.

Vient ensuite l’étape de Prototypage où l’on teste les différentes mécaniques de jeu, leur faisabilité, leur jouabilité, l’attrait qu’elles peuvent avoir et l’expérience joueur qu’elles peuvent susciter.

Après cela, on passe à l’Alpha qui est la phase de test en interne du jeu. Les différents membres de l’équipe prennent en main leur création et peuvent ainsi en appréhender la cohésion.

Vient alors la phase de Bêta, où les testeurs sont embauchés pour mettre à l’épreuve les mécaniques de jeu, chercher les failles dans le système et donner un retour d’expérience. Pour certains MMO, les joueurs peuvent être invités en masse à poser les yeux sur les dernières nouveautés et à expérimenter les premiers bugs.
On appelle aussi cette phase « accès anticipé » lorsque les bêta testeurs payent pour faire leur boulot. Inutile de dire que les intervenants n’étaient pas à l’aise avec ce procédé.

Même si le temps de production d’un jeu est variable, il est conseillé de lui donner une fin. Les perfectionnistes auront en effet tendance à vouloir retarder le moment de la publication afin de peaufiner, fignoler, donner un dernier coup de polish à leur création. De l’importance de la deadline…

On note d’ailleurs que sur 10 idées de jeux, une seule parvient réellement au bout de ce processus de création. Les 9 autres ne passent même pas toujours la pré-production et les projets peuvent être rejetés à différentes étapes de leur développement. Parfois ils sont avortés alors que leur concept et leur prototype étaient pourtant déjà bien aboutis. On en déduit ainsi que 90% du travail d’un game designer consiste à remplir une corbeille.

L’étincelle de la création
Avoir l’idée d’un nouveau jeu vidéo peut sembler aisé, mais par quel bout faut-il prendre la création ? Pour certains ce sera l’idée d’un gameplay, l’envie d’expérimenter certaines mécaniques de jeu. Pour d’autres ce sera la perspective de raconter une nouvelle histoire. D’autres encore chercheront comment combiner ces deux aspects au service d’une expérience joueur spécifique. J’ajouterais qu’il y a aussi des créateurs, pas forcément majoritaires, qui cherchent à mettre en relation ces trois composantes pour adresser un message à leurs joueurs.

Une autre question évoquait le lien entre l’industrie du jeu vidéo et les scénaristes de métier, de plus en plus souvent sollicités. La meilleure approche pour un scénariste est alors ou bien de se greffer à une équipe en recherche de ses compétences ou bien d’en aborder une et d’y initier un projet. Il paraît même que les studios sont ouverts à ce genre de proposition !

La dernière question*, venue clôturer le sujet, portait sur la place du son et de la musique dans les jeux vidéo. Ou plutôt la place des compositeurs et sound designer. Ces derniers pouvaient travailler en interne dans le studio, ou être des intervenants externes. Dans tous les cas, il était important d’échanger abondamment avec eux afin qu’ils puissent capter l’essence du jeu développé et la retranscrire harmonieusement en musique.

En fait, mesurer le travail de création d’un jeu vidéo est difficile tant l’échelle des studios peut varier. Les grandes équipes mènent des productions longues de plusieurs années pour aboutir à des millions de ventes, alors que les indépendants plus modestes tenteront d’abattre plus régulièrement de plus petites quantités de travail. Parfois, les impératifs financiers (pour ne pas dire actionnaires) exigent une ponte annuelle des œufs d’or, ce qui provoque immanquablement une compression des équipes ou de la qualité du produit final. Si vous vous demandez pourquoi votre perle de l’E3 est toute buguée à sa sortie, ne cherchez pas trop loin, c’est parce que sa principale raison d’être est de payer leurs soirées Bahamas-cocaïne à une bande de foufous à cravate.

*En vérité, il y avait une autre question après celle-ci, une question qui même en 2017 revient encore et encore dans les bouches et dans les médias. Un petit vieux à l’air très concerné avait demandé si les créateurs étaient bien conscients de la violence que véhiculaient les jeux vidéos et les intervenants se sont mis à transpirer très fort. Heureusement, aucun d’entre eux n’était coupable du meurtre de figures pixelisées.

 

Utopiales 2017 – 1ère journée : Post-apo fascinant

Durant la première semaine de Novembre avaient lieu les Utopiales de la Cité des congrès de Nantes. Mais alors qu’est-ce donc que les Utopiales ? Il s’agit d’après le programme d’un Festival International de Science-Fiction. Chaque année il se déroule autour d’un thème particulier, cher aux auteurs du genre. L’an dernier c’était les Machines, cette année ça a été le Temps. Mais le spectre par lequel est abordé ce thème ne s’arrête pas à la littérature. Au cours des conférences qui ont lieu à chaque heure, on entend parler de cinéma, de bande dessinée, de jeux vidéo et même de jeu de rôle. Des courts et longs métrages abordant le thème présenté peuvent être visionnés, un espace de démonstration permet à des studios de jeux vidéo de présenter leurs projets et un pôle ludique est même ouvert pour les amateurs de jeux de société et jeux de rôle.

Si je vous en parle aujourd’hui, c’est parce que j’ai prévu de retranscrire au fil de plusieurs articles les conférences auxquelles j’ai pu assister. Considérant mon domaine d’étude, j’ai évidemment privilégié les conférences sur le jeu vidéo. Mais est-ce que je me suis arrêté à ça ? Non bien sûr que non, d’une part parce que je suis un gars curieux et d’autre part parce qu’un créateur se doit d’enrichir sa culture sur autant de points que possible.

La première conférence portait donc l’intitulé Le Post-apocalyptique : quelle fascination pour les auteurs ?

Les invités pour cette table ronde étaient Xavier Mauméjean auteur notamment de Car je suis Légion, Karim Berrouka qui a écrit entre autres Le Club des punks contre l’Apocalypse zombie, Olivier Cotte le scénariste de la BD Le lendemain du monde et Olivier Gechter qui apparemment aime détruire le monde dans ses nouvelles. Voici donc ce qu’il ressort de cette heure de discussion.

Petit historique du post-apo
Tout d’abord, le post-apo n’a rien de neuf. Avant même que le mot « Apocalypse » existe, Gilgamesh nous parlait d’un après catastrophe globale. Des siècles plus tard, après le passage de la grande peste, on peut presque parler de post-apocalypse pour les populations européennes qui ont conservé un grand traumatisme de l’épidémie et dont les cultures et représentations se sont ajustées en conséquence. On peut citer par exemple l’apparition de la Peste dans les rangs des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse et qui remplace la Conquête. Une réflexion fut aussi faite sur le vécu des populations de Hiroshima et Nagasaki, qui après les événements de la guerre erraient dans une forme d’apocalypse locale, entre lutte pour la survie et suspension des lois et des règles.

Mais c’est tout de même dans les années 70, avec la menace d’une guerre nucléaire proche, que le genre trouve son essor, Soleil vert semblant par exemple une œuvre fondatrice dans le domaine. A l’époque, le focus était placé sur ce qui avait mené à la destruction globale, ce qui a sans doute donné suite aux grandes vagues de films catastrophe des années suivantes. Maintenant cependant, on le porte plutôt sur la reconstruction qui fait suite à l’apocalypse. Et il est vrai que notre époque est riche en pratiques alternatives, comme si les générations actuelles étaient moins concernées par la disparition de leur mode de vie que par leur désir de se détacher des codes de société actuels.

Pour ce qui est des codes d’écriture, on fit la distinction entre deux apocalypses : l’apocalypse de l’aube et l’apocalypse du crépuscule. Le premier offre au lecteur une fin ouverte, alors que le second se termine plutôt sur une fermeture et un constat des événements présentés. En somme, l’un invite le lecteur à la réflexion, alors que l’autre fait le bilan des pensées de l’auteur sur le sujet.

Fut aussi évoquée l’existence d’apocalypse « douce », avec l’exemple d’une œuvre où la race humaine entière devient stérile et s’éteint donc lentement, mais sûrement.

La licence absolue, le chaos global
Le genre post-apocaplyptique se caractérise par sa représentation de la licence absolue : un temps de plein droit, de chaos généralisé et de liberté totale. Ce concept est notamment explicité dans le livre Car je suis Légion où Babylone entre dans un état de temps suspendu, c’est à dire que en dehors du temps, les lois et les règles n’ont plus cours. Ainsi, pendant une journée entière tous les interdits sont levés dans la cité et le chaos se répand. On y voit donc une forme d’apocalypse maîtrisée par les autorités religieuses qui décident du début et de la fin de ce temps suspendu. Cette idée de chaos maîtrisé fascine et intrigue, car elle est notamment liée à la peur d’une violence normalisée, acceptée dans la société. Le post-apo, c’est ainsi une façon d’exorciser les peurs de notre société en leur donnant corps et en les couchant par écrit.

Notons que le terme employé ici est bien chaos et pas anarchie. Sans doute car les auteurs de science-fiction, contrairement à d’autres catégories socioprofessionnelles, sont capables d’éviter cet abus de langage et de reconnaître la véritable définition de l’anarchie qui est un système de société où l’ordre est individuel et personnel, et non hiérarchique.

Dans le milieu post-apocalyptique, ce milieu de chaos global donc, deux voies s’ouvrent généralement aux personnages. Ils peuvent entretenir le chaos, ou chercher à bâtir voire rebâtir un semblant d’ordre. La bataille de l’Ordre et du Chaos est d’ailleurs un thème fort du post-apo, et les personnages présentent tantôt une défiance vis à vis d’un ordre établi, tantôt une volonté de remettre de l’ordre dans leur société ou tout simplement d’ordonner une société nouvelle. Xavier Mauméjean pour sa part, nous confiait qu’il avait pris plaisir dans son livre La Ligue des Héros à introduire le chaos post-apocalyptique dans l’esthétique bien ordonnée du steampunk, et à opposer les deux genres.

Tout détruire pour mieux reconstruire
Plusieurs des auteurs ont avoué un certain plaisir à raser les bases de la civilisation telle qu’on la connaît. L’idée de balayer les codes pour un nouveau départ est bien sûr l’une des grandes motivations du post-apo. En ce sens, les récits de ce genre peuvent être résumés par la question « Et si telle ou telle composante de notre mode de vie actuel disparaissait ? ». Les auteurs peuvent ainsi désigner un aspect de notre civilisation qui leur déplaît, et décrire ensuite un monde qui s’en passe.

Parfois, on repart de bases connues de la société précédente, comme le commerce. Et si cette remise à zéro des compteurs peut sembler propice à la conception d’une utopie, les auteurs ne semblaient pas si enthousiastes à cette idée. C’est vrai que dans un festival qui s’appelle « Les Utopiales » on ne s’attend pas forcément à ce que le concept de l’utopie soit écarté si vite, mais ne vous inquiétez pas, on s’y fait après la première année.

Pour exemple Apocalypse 2024, représentait une utopie factice et finalement plus effrayante que le chaos. Ce récit démontrait qu’une société idéale ne pouvait être atteinte et qu’il convenait de toujours remettre en question les rouages d’une communauté en apparence parfaite. A cause de cela, il fallait se tourner vers d’autres modèles, favoriser l’évolution naturelle à la stabilité qui n’existait de toute façon que pour les sociétés les plus simples. On prenait pour exemple ici les tribus aztèques et maya, bien plus épanouies lorsqu’elles tournaient autour de la chasse et la cueillette qu’à la période des grands cultes.

Le post-apocalyptique présente ainsi d’après les auteurs la fin du progrès, mais jamais la fin de l’évolution.

L’école de Palo Alto nous présente toutefois une vérité apparemment immuable. Le test du bon cœur est une expérience qui consistait à poser à un groupe le problème suivant : une catastrophe globale menace d’exterminer l’humanité, mais un bunker permettrait de préserver deux survivants. Le groupe doit choisir entre cinq candidats potentiels : un prêtre, un soldat, un médecin, une prostituée et un jeune garçon. Presque à tous les coups, c’était le petit garçon et la prostituée qui gagnaient leur place dans le bunker, démontrant ainsi que en cas d’extinction l’être humain semblait favoriser la préservation de la fertilité et de l’innocence.

L’aspect psychologique
Un autre intérêt du post-apocalyptique est de mettre le héros de l’histoire à l’épreuve, organiser sa survie dans un milieu semé d’embûches et sans repère. Cette approche est notamment abordée dans les écrits de J.G.Ballard où les héros trouvent la force de survivre en plongeant dans leur inconscient.

Il s’agit ensuite de mettre en scène le syndrome du survivant, de conter le deuil d’une société disparue. Dans le post-apo, le meilleur comme le pire des individus peut-être révélé, car tous les interdits sont levés. C’est un thème qui est dominant dans Le Jour des Fous d’Edmund Cooper. Pour vous donner une idée de ce que c’est que d’observer un auteur en pleine création, c’est un peu comme regarder un enfant au dessus d’une fourmilière.

C’est donc avec cette perspective d’expérimentation démiurgique que le post-apo offre un contexte favorable à l’établissement d’un ordre nouveau. Mais contrairement à la fantasy qui peut présenter différents modes de société sans les expliquer, l’univers post-apocalyptique fonde sa création sur des réflexions sur l’ancien ordre établi et sur sa disparition. Il permet de malmener les codes du monde actuel et de mettre à l’épreuve les rouages de son fonctionnement, tout comme ceux de la société nouvelle.